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Mémoire(s)

Mémoire(s), Chapitre 10, par Clara, le 04 juillet 2004.

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Chapitre 10 : Le chemin d'Ulysse

J'ai entrouvert un oeil avec difficulté. Quelque chose m'avait réveillée. Des cris. J'étais sûre d'avoir entendu des cris. De souffrance, de douleur. Des cris de gens qui meurent. Des coups de feu. Le grondement d'un incendie, la course des animaux affolés qui s'enfuient sur le sol de la savane. Devant moi, une plage de galets noirs s'étalait. J'avais réussi à m'extraire de la barque, mais mes bras m'avaient lâchée et j'avais atterri la joue sur les galets froids. J'apercevais les flots de l'eau qui clapotait en s'échouant sur plage caillouteuse, elle semblait noire, glaciale, épaisse. Il y avait une légère brise qui soufflait, et je ne pouvais m'empêcher de trembler violemment. Une odeur de moisi flottait dans l'air. Je me palpai le bras gauche et retins un cri : mon poignet avait doublé de volume. Quand la terre sembla retrouver un sens, je me hissai sur un coude et regardai autour de moi, ramassai mes genoux sous mon ventre et m'assis. La nausée finit par se calmer. Il fallait que je réfléchisse. Où tout cela avait-il commencé ? Le temple, le soleil qui fusait depuis l'entrée. J'vais voulu sortir, mais la terre s'était ouverte sous mes pas et j'étais tombée. Bloquée sous les rochers, j'avais crié, hurlé. En vain. Ma gorge me brûlait encore. Peu importait. J'ai regardé devant moi. La plage de galet se prolongeait en un long tunnel obscur. Je me tâtai la hanche de ma seule main valide. Je portais toujours mes vêtements. Mais pas mes flingues. Ni mon sac.
- Et merde !
Pas de sac signifiait pas d'amulette. Pas d'amulette signifiait que Seth était toujours dehors. Et Seth dehors, cela signifiait le chaos le plus total. Etait-ce ce que je venais d'entendre ? Ces cris de terreur ? J'avais le choix : rebrousser chemin avec difficulté ou avancer. J'optai pour la seconde solution, et m'appuyai sur une jambe puis l'autre. Je me redressai. Parfait. Je boitais, je me tenais le bras en écharpe et j'évoluais presque à cloche-pied. La reine elle-même n'aurait pas eu l'air plus digne.

- Bon, si je récapitule, on cherche un artefact vieux de plusieurs milliers d'années, vrai ?
- Vrai.
- Et cet artefact aurait le pouvoir d'ouvrir une porte au pouvoir légendaire, vrai ?
- Vrai.
- Et ce que tu tentes actuellement de faire, c'est de convaincre par téléphone un célèbre archéologue qu'il ferait mieux de confier cet artefact légendaire à la petite soeur d'une non moins célèbre pilleuse de tombe...car il en va de la réputation de la pilleuse en question ?
Jane allait de long en large devant la porte du manoir, un portable vissé à l'oreille, l'autre main occupée par un Desert Eagle avec lequel elle jonglait. Elle ne se sentait pas d'humeur. Quinze jours avaient passé, et toujours rien à l'horizon. Rien du tout. Une amulette détenue par un vieux fou. C'était tout.
- Techniquement, je préfère le mot « exploratrice »... et n'oubliez pas que c'est l'un de ses amis. Il ne pourra pas me refuser ça, il paraît qu... Oui,madame, c'est encore Lady Croft, je...
Le carillon retentit. Coinçant le portable avec son épaule, Jane entrouvrit la porte d'entrée.
- Oui ?
Impressionné par le calibre du pistolet, le coursier tendit un bloc-notes et un stylo à la jeune femme, déglutissant avec difficulté alors que le canon du Desert Eagle remuait. Avec un temps de retard, il comprit que la fille lui demandait le contrat. Tendant l'enveloppe avec reconnaissance, il s'en fut sans demander son reste.
Lançant la boîte Fed-Ex à Sheridan, elle continua de faire les cents pas en parlementant jusqu'à ce que Terry lui ôte le téléphone des mains et raccroche. Elle lui décocha un regard noir.
- Vous permettez ?! J'allais obtenir la communication !
- Plus besoin ! Regardez.

Interloquée, Jane oublia un instant de respirer. Dans les mains, Sheridan tenait une large ceinture dorée qui étincelait doucement. Composé de plusieurs bandes de métal ajouré assemblées par des fils d'or, l'objet atteignait facilement un mètre de longueur. La soulevant à son tour, Jane se dit qu'elle n'avait jamais rien vu d'aussi simple et beau à la fois.
- Alors voilà l'objet de la légende...
- Voyons Croft, vous devriez paraître plus blasée. Avec votre patrimoine.
Elle garda le silence.
- On dirait bien un sourire ! Nous sommes sur la bonne voie, non ?
Un bout de papier blanc tomba du paquet. Jane le ramassa et en parcourut le contenu.
« Ceci est un prêté pour un rendu. Avec mes regrets les plus sincères de n'avoir pu lui rendre ce service de son vivant.
J.-Y.
»
Déposant précautionneusement la ceinture, elle haussa une épaule.
- Je n'en sais rien. Ca fait deux objets, deux des quatre clés sont en notre possession. Mais il nous manque des éléments. Et rien dans le journal...
-...rien dans le journal. Mais tout est là.
Il s'approcha d'elle et lui tapota le front de l'index. Elle fronça les sourcils.
- Sans rire, vous m'avez impressionné, petite. Vos connaissances nous ont permis de découvrir une piste.
Elle se leva et se dirigea vers l'entrée de la cave, y déposa la ceinture et remonta.
- Ca ressemblait presque à un compliment, le « petite » mis à part bien sûr.
Elle se positionna en face de lui, bras croisés.
- Donc on en était à « je vous ai impressionné »...
- Oui, petite, c'est bien ce que j'ai dit.
Elle lui lança un regard noir.
- Voyons, Croft, nous n'allons pas recommencer. Vous avez souri.
Elle jongla avec son Desert Eagle. Avant, arrière, avant. Et fit volte-face.
- Je pourrais vous impressionner davantage encore, murmura-t-elle en s'approchant.
Elle recommença : avant, arrière, avant.
- En fait, il se trouve que j'allais vous inviter à dîner.
A dîner ? Avant, arrière, avant. Le revolver réintégra son holster.
- Et en quel honneur Terry ? En l'honneur de notre écrasante victoire ?
- Non, bien sûr que non... Simplement pour préparer la suite.
Elle haussa un sourcil alors qu'il se retournait sur le pas de porte.
- Je vous en dirai plus ce soir. En ville. Rendez-vous devant l'hôtel Marriott. 19h30. Mettez une robe.

- Vous êtes Lara Croft.
- J'ai l'habitude de me présenter moi-même. A qui ai-je l'honneur ?
- J'ai eu un nom il y a bien longtemps. Aujourd'hui, les hommes qui se souviennent de moi m'appellent la Chamane.
Je traduisis pour moi-même : « sorcière ». Elle eut un rire fêlé et ferma les yeux.
- Je suis bien davantage.
En suivant le tunnel, j'avais mis les pieds sur une sorte de pont suspendu. De part et d'autre du chemin pavé, le vide intégral. J'avais du lutter de toutes mes forces pour éviter le vertige. Au loin était apparue une lueur orangée. Un feu. Je m'étais dirigée droit dessus, fixant le point lumineux pour garder l'équilibre. Je boitais, j'avais mal, j'étais de mauvaise humeur. Devant le feu, quelqu'un. La chaleur m'avait empêchée de garder les yeux grands ouverts. Homme ou femme ? « Femme » avait murmuré une voix. Noire, de longues tresses rousses lui tombant sur les épaules, une estafilade lui zébrant la joue. Je l'ai dévisagée en silence. Elle musait un chant qui m'a paru familier.
« Koza ». Ce nom a fait irruption dans les pensées. Je me suis souvenue. Des deux hommes qui m'ont menée ici, Koza est celui qui m'a guidée.
- Oui. Koza n'est pas encore sur le chemin de ses ancêtres, contrairement à son peuple. D'autres venus du Nord sont arrivés pour trouver la porte. Koza est seul à présent.
Je secouai la tête. Je ne comprenais pas. Le chemin des ancêtres... la mort ? Et moi ?
- C'est étrange... ton âme semble avoir saisi une part large du monde des vivants.
- Et pourtant je suis morte n'est-ce pas ?
- Oublie ces idées. Koza t'a montré un chemin. Concentre-toi sur ta destinée.
Je passai les bras autour de mes jambes. Ma destinée ne m'avait jamais semblé toute tracée. Pourtant pour cette femme, ça semblait être le cas. Qu'est-ce que ce grand homme - « Koza » donc - m'avait montré ? Quatre artefacts. Une porte. La vie. La mort. Et un instrument. Celle qui a été choisie.
La femme remua, agitant un long bâton auquel étaient suspendus toutes sortes de colifichets qui bruissaient.
- Par le passé, les Sages savaient protéger ce qui ne devait être trouvé. Aujourd'hui, ils se contentent d'empêcher le mal de s'en emparer.
- C'est donc pour ça que je suis ici ? Je ne suis pourtant pas une sage...
Elle éclata de rire, entre le feulement et le soupir.
- Oh non, Lara Croft... mais tu as parcouru du chemin depuis ces jours où le tigre a sorti ses griffes.
Je me tus.
- Tu es ici parce que les fils qui composent ta destinée l'ont voulu.
Etait-elle aussi un guide ? « Je suis bien plus que ça ». Sa voix fit irruption dans ma tête. Elle détourna le visage, plongea la main dans une poche de cuir attachée à son bâton, et jeta une poignée de poudre dans les flammes.

Une fumée âcre nous entoura aussitôt, et les flammes augmentèrent, montant à l'assaut de la voie lactée qui était apparue. La chaleur démentielle me fit venir les larmes aux yeux. Je ne voyais presque plus la sorcière derrière le rideau de feu, mais sa voix continuait à se répercuter en moi, malgré le ronflement des flammes.
- Les chamanes sont les enfants du Temps...
La voie lactée s'étalait à présent devant mes yeux, une planète couverte d'eau s'approchait, les terres émergeaient, se couvraient d'herbe. Je pouvais voir les arbres et les animaux apparaître.
- ... depuis toujours ils sont amenés à connaître la Nature, ainsi que les lois qui la régissent, antérieures à la naissance de l'Homme...
Une fourmi courait sur un brin d'herbe, un aigle traversait le ciel, laissant les courants chauds le porter...
- ...ce que tu appelles vie et mort sont des principes ancrés dans les astres et les êtres, toutes les choses évoluent, et tel sera toujours le cas... les chamanes le savent...
Un enfant vêtu de peaux de bête devenait homme puis vieillard, avant de mourir, entouré de sa tribu. Je cherchai la Chamane des yeux, mais les images qui changeaient dans les flammes m'en empêchaient.
-... ils sont appelés à connaître le passé et le présent...
Une tribu d'hommes, au fin fond de l'Afrique, qui participaient à une célébration (je perçus leur chant un instant), un haut bâtiment de pierre s'effondrant, une main qui se tendait vers un rayon de lumière. Une femme allongée sur le sol, couverte de gravats et de pierre. Etait-elle morte ?
Je me rejetai en arrière, comprenant avec horreur que c'était moi que je voyais dans ces flammes.
-... et le futur...
Toujours moi, mais différente. Je me voyais floue et de dos, vêtue différemment, avançant lentement vers un couloir sombre. J'avais l'air si pâle... Le même village africain m'apparut, mais cette fois il était désert et des corps calcinés gisaient au sol.
- Les chamanes sont les gardiens de l'équilibre. Jamais une force ne doit triompher sur une autre. C'est le principe du perpétuel recommencement.
Entre les doigts calcinés de l'un des corps, une pousse germa sur le sol stérile.
- Si l'une des forces connaît une faille, alors l'autre s'y engouffrera. La mort doit rester la mort et la vie doit rester la vie.
D'un geste brusque, son bâton passa au travers des flammes qui reprirent une taille normale. Le feu me sembla soudain minuscule, et l'obscurité autour de nous, écrasante.

- Tu es ici, Lara Croft, parce que dans un temps jadis, un chemin a été ouvert. Le seul chemin touchant directement à la nature de cet équilibre. Le chemin de la vie et de la mort.
Devant nos yeux se forma une image, un homme titubant tomba à genoux au centre d'une clairière. Il avait les cheveux blonds et semblait harassé. Son costume était celui d'un ancien Grec : tunique courte et chiton. Répandant une poudre blanche autour de lui, il brandit une coupe dont il déversa le contenu au sol. Aussitôt le liquide rouge épais fut absorbé par la terre, qui se mit à trembler, puis le sol s'effondra et s'entrouvrit, et des visages apparurent, sous la surface. Des visages gris, incolores et hirsutes, aux yeux sombres cernés de noir. Des morts. Je vis l'homme se pencher vers eux, la tête la première. L'image disparut.

Je savais qui c'était et qui il cherchait.
- Ulysse ?
- L'homme qui a ouvert cette porte n'en a pas gardé le secret. Il l'a raconté à ses hôtes, à ses enfants. Son histoire est devenue la mémoire du monde. Voilà pourquoi tu es ici, Lara Croft. Tu dois refermer la porte.
J'hésitai et me redressai, prête à me lever. Cette femme était folle, et m'entraînait avec elle. J'allais sortir du tunnel par où j'y étais entrée.
- Réfléchis... tu es ici ...
Je me rassis. Je la croyais. Erreur ou pas, j'ai vu trop de choses incroyables, ce que les commun des hommes appelle paranormal, j'en ai fait ma profession. Cette femme me disait la vérité.
- Mais comment faire ?
- Tu poses trop de questions dont tu connais déjà les réponses.
Je fermai les yeux. Les images dansaient sous mes paupières. Ulysse. Une église au milieu d'une clairière. Le Grimoire de Lucifer. La Porte du Nord. La Porte du Sud. Jane. La même église. L'amulette d'Horus. Von Croy. L'église, Jane, l'église, Jane... Je crus que j'allais m'évanouir et rouvris les yeux. La Chamane était partie et le feu s'était éteint. Quelque part dans les ténèbres, sa voix grêle retentit.
- Elle est la Vie Lara Croft, comme tu es la Mort. Vos deux destinées doivent s'unir, car vous avez été choisies pour garder l'équilibre. Mais n'oublie pas : tu es la mort... n'oublie pas...

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